Intervention du Pr. Pierre Manent : « Mesure de l’Europe, mesure des nations européennes »
Je voudrais aborder brièvement et directement une question sur laquelle Olivier Rey a attiré notre attention avec vigueur et pertinence, la question de la taille, ou de la dimension, la question de la mesure des choses. Elle concerne tout particulièrement la chose politique. Quelle est la bonne taille, la bonne mesure, de la chose commune, de la cité ? On a relevé depuis longtemps que le régime politique dépendait largement de la taille du corps politique. Jusqu’au XVIIIè siècle, on pensa qu’une démocratie ne pouvait subsister que dans un petit État. L’élaboration du gouvernement représentatif permit d’instituer une république démocratique dans un grand État. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Il me semble clair que la « question de l’Europe » est aujourd’hui, de toutes les façons, une question de taille et de mesure. Résumons. Le caractère impératif de la construction européenne découle du fait que les nations européennes sont aujourd’hui trop petites, et donc trop faibles, pour faire face aux nouveaux défis du monde, et que seule une Europe unie sera assez grande et forte pour la tâche qui est devant nous. Cela posé, quelle sera la bonne taille de la grande Europe ? Quelle Europe sera assez grande ? Il ne semble pas que nous soyons en mesure de répondre à cette question, puisque l’Union européenne n’a cessé de s’étendre, que de nouveaux pays sont candidats, et que personne n’est capable de dire : là s’arrêtera l’Europe, là passera la frontière de l’Europe. Ainsi l’imagination européenne ne semble pas pouvoir s’arrêter du côté de ce que Pascal appelait le « grand infini », ou l’infini en grandeur. En même temps, ces nations qui nous paraissent trop évidemment petites et faibles, nous paraissent aussi trop grandes et trop fortes du côté de ce que le même Pascal appelait le « petit infini », l’infini en petitesse, puisque nous ne cessons de désirer toujours plus de proximité, et tandis que l’Europe n’est jamais assez grande, la commune, en France en tout cas, n’est jamais assez petite pour nous. Ainsi notre imagination ne cesse d’aller et venir de la minuscule commune à l’immense Europe, non sans marquer un certain nombre de stations administratives, en France les communautés de communes, les départements, les régions, et au-delà de la nation, les différents cercles européens, avec leurs noyaux durs et leurs périphéries. Bref, aujourd’hui en Europe, rien n’arrête la volubilité de notre imagination qui passe incessamment de la plus grande extension à la plus petite sans jamais pouvoir se fixer. On ne saurait exagérer la fatigue que cet exercice involontaire nous cause comme on ne saurait surestimer l’ampleur de la désorientation qu’il occasionne.
Nous n’avons pas de peine à discerner la cause de cette étrange maladie de l’imagination. La nation qui nous donnait la mesure, la nation à partir de laquelle nous concevions grandeur et petitesse, la nation qui réglait notre imagination, la nation a perdu avec son autorité la capacité de remplir cette fonction. Elle avait acquis cette autorité et ce rôle au long d’une longue histoire qui n’avait rien de nécessaire, et les critiques de la nation ont raison de dire qu’il n’est écrit nulle part que la nation est la forme politique de la bonne dimension à laquelle nous devrions et pourrions toujours revenir. Ils ont raison, mais on a raison de leur rappeler que, même si la nation ne constitue pas la forme naturelle et nécessaire de l’existence politique, nous avons besoin d’une forme qui ait une autorité comparable pour remplir cette fonction nécessaire de « mesurer le monde » pour les êtres sociaux et politiques que nous sommes. Contrairement à l’opinion aussi peu convaincante qu’elle est insistante, cette forme ne peut être donnée par l’Europe en construction puisque, j’ai commencé par-là, au lieu de trouver la mesure avec l’Europe, nous subissons avec elle l’emportement dans le « sans mesure » d’une extension indéfinie.
L’impossibilité où se trouve notre imagination collective de se fixer a des conséquences majeures sur notre capacité pratique et politique, et d’abord sur notre dispositif partisan. La vie politique européenne, on le sait, se distribue et se divise entre deux grandes opinions opposées, les « européens » ou « cosmopolites » d’un côté, les « populistes » ou « nationalistes » de l’autre. On déplore que cette polarité rende impossibles des compromis que récemment encore d’autres oppositions autorisaient. On a raison de déplorer cette situation, mais si celle-ci est à ce point insurmontable, c’est que les deux partis répondent à deux mouvements contraires de l’imagination que rien ne vient plus médiatiser. C’est parce que la nation n’est plus la mesure que notre vie politique se divise entre nationalistes et mondialistes ou européens. Considérons les choses de plus près.
Si nous nous laissons emporter du côté du « grand infini », nous allons chercher plus loin, toujours plus loin, les motifs et les raisons de nos actions. Nous allons les chercher où ? Non pas bien sûr dans nos nations, non pas même en Europe dont les limites éventuelles n’ont rien qui puisse arrêter notre imagination, mais dans le « monde » ou dans l’« humanité » qui seuls ont autorité aux yeux de ceux dont l’imagination est tournée de ce côté. Alors fondent sur nous les « contraintes » de la mondialisation et les « valeurs » d’une humanité sans frontières, et ce que nous avons à faire, notre agenda, nous est prescrit d’ailleurs, de l’extérieur, puisque nous ne pouvons accorder de crédit et d’honneur qu’à ce qui est le plus éloigné de nous, le plus disproportionné avec nous. Si nous nous laissons emporter du côté du « petit infini », eh bien c’est le contraire. Nous voulons chercher plus près, toujours plus près, les motifs et raisons de nos actions. Où donc alors ? « Chez nous » bien sûr. Mais où est-ce exactement ? Nous supposons que nous le savons, que « chez nous » est nettement circonscrit. C’était vrai quand l’imagination avait sa mesure, mais nous sommes emportés, nous ne sommes plus « chez nous », nous fuyons chez nous, ou nous nous réfugions chez nous, et pourquoi nous arrêterions-nous à la nation quand notre région est encore plus proche, et que dans notre région nous sommes encore plus « chez nous » ? Pourquoi d’ailleurs nous arrêterions-nous à la région ? Et quel motif ou raison puisons-nous chez nous ? On répond : préserver notre identité. Mais l’identité ne comporte aucun principe, aucune visée d’action. Parmi les mille ressorts d’action qui ont contribué à former notre identité, lequel ou lesquels élirons-nous, lesquels mettrons-nous en action ? Notre identité chrétienne ? Mais alors le motif ne sera pas notre identité, mais la religion chrétienne.
Nous le voyons, la division de notre imagination, le « sans mesure » de notre imagination, a désorganisé gravement notre capacité pratique. Ou nous allons chercher nos motifs trop loin, ou nous allons les chercher trop près. « La Chine » forme une grosse partie du monde et de l’humanité, et certainement notre action doit en tenir compte. Mais « la Chine » ne nous dit rien de la manière dont nous devons composer notre vie commune ; la manière dont « la Chine » devient objet ou occasion de notre action dépend de la manière dont de notre côté nous composons les motifs de nos actions dans une communauté politique et morale dans laquelle la Chine n’a aucune part – à moins bien sûr que nous ne désirions l’associer à notre vie commune, ce qui n’est pas le cas. Symétriquement, notre identité n’est pas comme telle motif de notre action. Elle est, et c’est beaucoup, condition de notre action. Mais congédions ce mot qui ne nourrit que des malentendus et des confusions. Nous ne pouvons ni ne voulons chercher nos motifs et nos raisons d’action dans le monde ou dans l’humanité, nous ne pouvons ni ne voulons les chercher si loin. Où les trouverons-nous alors si nous ne pouvons pas les chercher tout près ou chez nous ?
Nous les chercherons et les trouverons là où ils se trouvent, c’est-à-dire dans les communautés pratiques, les associations actives, laïques ou religieuses, les corps politiques dont nous faisons partie. Notre imagination se déchire et s’emporte tantôt du côté du « grand infini » tantôt du côté du « petit infini », tantôt du côté du monde ou de l’humanité, tantôt du côté de l’identité. Mais rien ne nous oblige à céder à l’emportement de l’imagination : nous ne pouvons pas vivre réellement où nous n’agissons pas, or nous n’agissons pas « dans le monde » puisqu’il ne forme pas une communauté politique, et nous n’agissons pas simplement « chez nous » puisque le « chez nous » de la vie pratique est toujours un ensemble d’associations plus ou moins étendues qui nous font vivre non pas dans le lieu de l’action mais en vue des finalités de l’action. Au lieu de prétendre agir là où nous croyons vivre, toujours trop loin ou trop près, vivons à nouveau où nous agissons, réinvestissons notre imagination déchirée et malade dans les communautés d’action dont nous sommes parties prenantes. Assurément la forme de la nation ne nous donne plus la mesure. Elle reste cependant la forme la plus synthétique de la vie européenne, elle offre encore un cadre suffisamment large à condition bien sûr qu’elle échappe à la rétraction identitaire qui ne conduirait qu’à la paralysie. Quant à l’Europe, certainement il faut enfin nous réveiller du « rêve européen », non pas pour rapetisser notre prise et notre ambition mais seulement pour nous délivrer de cet envoûtement de l’élargissement indéfini, pour ne plus nous perdre dans ce vertige de l’illimité, dans ce vertige de l’humanité sans frontières. L’Europe reste cependant notre visée, non pas comme l’horizon qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche, mais comme la somme dynamique résultant de la collaboration des nations européennes. Il est temps de rassembler tout ce qui parmi nous est agissant à proportion que cela est agissant.
L’imagination qui nous fait vivre où nous ne sommes pas a pris une trop grande place dans nos vies. L’important, ce sont les motifs et raisons de nos actions. Là où sont des motifs puissants et féconds, le proche et le lointain qui sidèrent l’imagination perdent de leur pouvoir. Dans une communauté civique, les sociétaires peuvent être proches ou lointains, habiter loin ou près les uns des autres, en tant que citoyens ils ne sont ni proches ni éloignés, ils ont part à la même cité, c’est à-dire à la même action commune. Dans une communauté religieuse comme l’Église chrétienne, que les missionnaires aillent au bout du monde, que les paroissiens se réunissent pour l’office, que deux ou trois « prient en son nom », ou que le seul se tourne vers le Seul, ce sont les mêmes principes qui sont à l’œuvre pour une opération spirituelle qui réunit l’immense à l’intime. Exposés comme nous le sommes à deux tentations ou vertiges opposés, l’extension humanitaire d’un côté, la rétraction identitaire de l’autre, nous ne trouverons la médiation et la mesure qu’en quittant le domaine où ces deux tendances s’opposent. L’action politique d’un côté, l’action chrétienne de l’autre, quand du moins elles sont conduites avec suffisamment de sérieux et de sincérité, nous font sortir de la vie imaginaire dans laquelle nous nous déchirons si inutilement.