Intervention du Pr. Olivier Rey : « La déconstruction de la nature : une crise anthropologique »
Je voudrais introduire mon propos par une référence à l’Iliade. Puisqu’il s’agit de culture européenne et de réveil des intelligences, une telle évocation ne me paraît pas tout à fait déplacée. Le passage en question se situe à un moment où les Grecs sont en mauvaise posture, menacés qu’ils sont par les furieux assauts troyens menés par Hector. Le mieux qu’ils puissent faire, c’est de résister. Voici la façon dont la chose est décrite : « Tous demeurent fermement groupés, comme un rempart, comme un roc abrupt et puissant au bord de la mer blanche d’écume, où il tient bon contre le vif assaut des vents hurlants et des lames énormes qui déferlent sur lui1. » Pourquoi citè-je ce passage : parce qu’il est emblématique de la façon dont les êtres humains sont à même de se percevoir et de se comprendre eux-mêmes. D’un côté, les hommes ne cessent de se projeter dans le monde. C’est ce qui les amène, dans le cas présent, à interpréter l’immobilité du rocher, sur lequel les vagues ne cessent de s’abattre, comme une résistance qu’il leur oppose. Il faut que les hommes, sans même s’en rendre compte, se projettent dans le rocher pour ressentir son immobilité comme un « tenir bon ». Mais dans l’autre sens, c’est le spectacle du rocher immobile face aux vagues qui permet aux hommes de comprendre et d’exprimer ce qu’ils font quand eux mêmes sont confrontés aux assauts d’une armée ennemie. On pourrait certes dire : Homère est un poète, et c’est pour cela qu’il s’exprime à l’aide de métaphores. Mais réfléchissons à ceci : comment ferions-nous pour décrire la résistance des Grecs devant les Troyens, en nous passant de toute métaphore ? Peut- être, avec beaucoup de discipline, y parviendrions-nous. Mais d’une part, le résultat serait beaucoup moins « parlant » que le récit homérique ; d’autre part, nos efforts pour éliminer les métaphores au profit de concepts n’aboutiraient, en fin de compte, qu’à une supercherie. Car à l’origine des concepts, se trouvent des métaphores. Nietzche l’avait parfaitement compris, qui remarquait : « Le concept, sec et manipulable comme un dé aux faces bien parallèles et perpendiculaires, n’est pourtant rien d’autre qu’un résidu de métaphore2. »
Que retenir de cela ? Que la façon qu’ont les hommes de prendre conscience d’eux- mêmes et de leurs propres comportements est solidaire, en profondeur, de la façon dont ils perçoivent et interprètent la nature. Robert Spaemann, récemment disparu, n’a cessé d’insister sur ce point : notre façon d’envisager la nature et notre façon de nous envisager nous-mêmes vont de pair. Conséquence immédiate : l’avènement de la science moderne, qui a bouleversé notre rapport à la nature, a du même coup bouleversé la façon qu’ont les hommes de se comprendre eux-mêmes.
Je suis obligé d’aller très vite dans l’évocation de ce bouleversement et de sa teneur – en reconnaissant au passage ma dette, sur ce point comme sur bien d’autres, à l’égard de Rémi Brague, plus particulièrement ici à l’égard de son livre intitulé La Sagesse du monde3. Pour le dire en quelques mots : le monde antique et médiéval était formé d’éléments foncièrement hétérogènes. Pour autant, cette coexistence d’éléments hétérogènes n’était pas un simple entassement, elle n’était pas un chaos. Elle formait au contraire un cosmos – c’est-à-dire, au sens premier du terme, un ensemble bien ordonné, une harmonie. La clé pour pénétrer cet ordre était l’analogie, qui faisait se correspondre les différentes strates de l’être sans les confondre, les mettait en résonance les unes avec les autres. Quant à l’homme, il trouvait sa place en s’insérant comme il convenait, selon son essence propre, dans le gigantesque réseau analogique dont le cosmos était tissé.
La pensée moderne, elle, conçoit le monde comme foncièrement homogène. L’événement emblématique du passage de l’ancien mode de pensée au nouveau est l’avènement du système de Copernic, qui effaça la frontière ontologique, si structurante dans la pensée analogique, entre monde terrestre et monde céleste. Du point de vue moderne, la terre est une planète parmi les autres, et l’univers dans son entier est formé du même type d’éléments obéissant aux mêmes lois, que la science s’emploie à mettre au jour.
Pour mesurer la différence entre science ancienne et science moderne, il est bon de s’attarder un instant sur le mot « physique ». Il est dérivé du verbe grec phuo, infinitif phuein, qui signifiait, transitivement, « faire naître », « faire croître », et, intransitivement, « naître », « croître », « pousser ». On traduit phusis par nature : cela est justifié car en latin, natura dérive du verbe nascor, « naître » – « nature » et « nativité » ont la même racine. Aristote écrit, dans sa Physique : « Parmi les étants, les uns sont par nature (phusei), les autres par d’autres causes. Sont par nature les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples comme la terre, le feu, l’air et l’eau ; ce sont ceux-là et ceux de cette sorte que nous disons être par nature4. » On constate que dans cette présentation des objets de la physique – et c’est là un point essentiel –, le vivant vient en premier, la matière inanimée seulement ensuite. C’est à partir du vivant que l’ensemble de la nature se trouve pensé.
Qu’en est-il pour la science moderne ? On connaît l’affirmation de Galilée : l’univers est écrit en langue mathématique. Dès lors, la science inaugurée par Galilée consiste à dégager la mathématicité dont l’univers est réputé tissé de part en part. La physique ancienne était déterminée par son objet, la phusis. La physique moderne est en premier lieu déterminée par ce qu’elle doit obtenir, la mathématicité (au sens large du terme), et par les méthodes à suivre pour y parvenir. C’est pour cela, du reste, que la science moderne, va se diviser. Dans l’idéal, tout devrait se trouver mathématisé. En pratique, l’incapacité à tout appréhender mathématiquement justifie l’existence, à côté de la physique, d’autres sciences de la nature, où l’idéal pleinement mathématique demeure hors d’atteinte, comme la chimie et la biologie. L’horizon n’en demeure pas moins mathématique – puisque c’est cet horizon même qui préside à la division des sciences. La physique d’Aristote, partant du vivant, était peu à l’aise avec l’inanimé. La science moderne se trouve dans une situation inverse : partant de l’inanimé – non par principe, mais parce que c’est là que la mathématicité se laisse mettre en évidence –, c’est le vivant qui lui pose une difficulté. Faute de pouvoir « machiniser » le vivant jusqu’au bout, on déploie une énergie formidable à mécaniser et « chimiser » le plus d’éléments possibles à l’intérieur du vivant. Le constat de François Jacob, formulé il y a un demi-siècle, est plus valable que jamais : « On n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires. On ne cherche plus à en cerner les contours. […] C’est aux algorithmes du monde vivant que s’intéresse aujourd’hui la biologie5. »
J’ai insisté d’emblée sur les rapports entre la façon qu’ont les hommes d’appréhender la nature, et la façon qu’ils ont de s’appréhender eux-mêmes. Quelles sont les conséquences, pour les hommes, de la façon moderne d’appréhender la nature ? Il faut distinguer deux temps. Dans un premier temps, l’objectivation-neutralisation de la nature va susciter, en comparaison, une amplification extraordinaire de la singularité humaine : tandis que le monde devient homogène, un espace où de la matière se déplace selon des lois universelles, la césure entre ce monde homogénéisé et l’être humain, entre la substance étendue et la substance pensante, se radicalise. L’être humain n’est plus un être particulier (certes très particulier) parmi d’autres êtres particuliers, il est le seul à être véritablement singulier, en tant que seul pourvu d’une intériorité. Au sein du monde, sa conscience se trouve comme insularisée.
Au sein d’un cosmos, l’homme devait faire usage de son entendement pour y jouer harmonieusement sa partie ; dans un univers homogène et moralement neutre, aucune place n’est assignée et la volonté peut se déployer sans retenue. Non seulement la transformation du monde est permise, mais elle prend même les aspects d’une mission. Pour les Anciens et les Médiévaux, la technique, en prolongeant les œuvres de la nature, en perfectionnant certaines d’entre elles, devait aider les hommes à jouer convenablement leur partie au sein du cosmos, ou de la création. Pour les Modernes, la technique est ce par quoi ils entendent aménager à leur guise leur séjour dans un monde qui n’est que matière première, sans forme propre avec laquelle composer. Non seulement le déploiement technique ne rencontre face à lui aucun bien déjà là, à accueillir et respecter, mais il revêt lui-même un tour moral, en tant que vecteur du bien à introduire dans un monde qui en est dépourvu. Comme l’écrit Rémi Brague : « Les Anciens et les Médiévaux n’ignoraient nullement la technique. […] Mais [ses] résultats n’étaient pas considérés comme apportant un bien qui aurait dépassé le niveau de l’utile et du commode. Pour les Modernes, en revanche, combattre la nature, c’est combattre le mal et répandre le bien. De la sorte, la production technique voit mettre à son crédit la force de la pratique morale6. »
Dans un premier temps donc, voici les hommes, débarrassés de scrupules et de réflexions incommodes, qui s’attachent à accroître leur pouvoir sur les choses pour devenir comme maîtres et possesseurs de la nature. Bien entendu, ils en retirent de nombreux bénéfices. La médaille, toutefois, a son revers, et nous en sommes arrivés à un second temps où le mouvement, poursuivi avec acharnement et aveuglement, travaille à notre ruine.
La première cause de ruine, c’est la dévastation de la nature. Il suffit, pour constater celle-ci, d’avoir gardé un minimum de sensibilité au monde. Cependant, comme la modernité a jeté le doute sur le témoignage de nos sens, il est nécessaire, pour étayer le constat, de produire des « indicateurs ». On n’a que l’embarras du choix. Un parmi tant d’autres : l’humanité produit désormais plus de déchets que l’érosion ne produit de sédiments. Autre indicateur : depuis le début des années 1970, l’humanité dans son ensemble consomme davantage de ressources renouvelables qu’il ne s’en régénère. On appelle le « jour du dépassement » (Earth Overshoot Day ou Ecological Debt Day en anglais) la date, de plus en plus précoce, où l’humanité se met à entamer le capital naturel annuel – en 2018, le 1er août. D’ores et déjà, nous vivons cinq mois sur douze à crédit. Il n’est pas exclu que, soumis à une telle pression, ce qu’on appelle désormais les « écosystèmes » connaissent au cours de ce siècle un écroulement rapide et massif, comparable dans son ampleur aux grandes extinctions dont la terre a pu être le théâtre par le passé, mais qui s’effectuaient à l’échelle de millions d’années. Selon un rapport récent du WWF, les animaux vertébrés, toutes espèces confondues, ont vu leur nombre baisser de plus de moitié au cours des quarante dernières années. Nous nous retrouvons dans une situation tout à fait inédite. Dans sa Théogonie, Hésiode parlait de la « Terre aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants7 ». Aujourd’hui, l’activisme technique a atteint un tel degré qu’il en vient à menacer nos propres conditions d’existence. Pour reprendre l’expression de Hans Jonas, la nature est aujourd’hui en état de « vulnérabilité critique » – « une vulnérabilité qui n’avait jamais été pressentie avant qu’elle ne se soit manifestée à travers les dommages déjà causés8 ».
Disant cela, je n’ai abordé qu’un versant de nos difficultés – celui auquel s’arrêtent la plupart de ceux qui se disent écologistes. L’autre versant est lié à ce que j’ai évoqué en commençant : à savoir que les hommes ont besoin, pour se comprendre, de se mirer dans le non-humain – d’un côté le divin, de l’autre la nature. La conception désespérément pauvre de la nature qui s’est installée depuis quelques siècles permet de se livrer à son encontre à toutes les interventions possibles et imaginables. Cependant, outre que ces interventions tournent désormais au ravage, les hommes, en vertu du lien entre appréhension de la nature et appréhension d’eux-mêmes, finissent fatalement par se trouver rattrapés et happés par la façon qu’ils ont de considérer ce qui les entoure. De ce fait, le « règne de l’homme » sur une nature neutralisée ne saurait, par principe, être que transitoire : le souverain est appelé à se dissoudre dans ce sur quoi il règne, le manipulateur à devenir objet de ses propres manipulations. Dans un monde purgé de ses fins, réduit à n’être qu’un réservoir de moyens au service des finalités humaines, ces finalités se dissolvent à leur tour – plus exactement, la seule finalité qui demeure est le déploiement toujours accru de moyens, dont les êtres humains se mettent à faire eux-mêmes partie. En 1951, Heidegger écrivait : « L’homme étant la plus importante des matières premières, on peut compter qu’un jour, […] on édifiera des fabriques pour la production artificielle de cette matière première9. » Ce jour semble de plus en plus proche.
De ce point de vue, l’idéologie transhumaniste qu’on voit progressivement envahir l’espace public est tout sauf un simple produit de circonstance, un rejeton inattendu et tératologique de la convergence entre nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives. Il est l’accomplissement d’une certaine logique – le répondant à l’endroit des êtres humains de la façon dont ils traitent la nature en dehors d’eux. Si l’on comprend cela, on comprend également que prétendre opposer, au transhumanisme, une sanctuarisation de l’homme, est une réponse inadéquate et désespérée – désespérée parce qu’inadéquate. Ce qu’il faudrait plutôt, c’est s’orienter vers une connaissance « sympathique » de la nature, une connaissance qui ne serait pas au service d’un « faire », mais aiderait les hommes à comprendre leur situation dans le Tout du monde.
Une connaissance sympathique de la nature, ai-je dit. N’est-ce pas précisément ce qui se cherche, aujourd’hui, à travers l’« animalisme », ce courant qui fustige l’anthropocentrisme de la morale et des droits, et milite pour qu’un principe d’égale considération des intérêts s’appliquent aux individus, indépendamment de l’espèce à laquelle ils appartiennent ? Rien de plus « sympathique » envers la nature, a priori, qu’une telle attitude. À ceci près que si sympathie envers les animaux interdit de les considérer comme des machines à notre entière disposition, elle veut aussi qu’on les considère pour ce qu’ils sont – autrement dit, certainement pas comme « des êtres humains comme nous ». Au demeurant, fonder le respect dû aux animaux sur une remise en cause de la singularité humaine est hautement contradictoire. Il semble bien, en effet, que ce soit une singularité humaine que de se préoccuper du sort des autres espèces ! En réalité, le rejet de toute violence envers les animaux ne traduit pas seulement la sympathie éprouvée à leur égard, il provient également de l’antipathie éprouvée à l’égard de sa propre animalité, qui veut que l’on ne vive pas uniquement d’air et de lumière, mais aussi de nourritures plus consistantes, dont la substance d’autres animaux fait partie. Au fond, animalistes et transhumanistes sont faits pour s’entendre : les uns et les autres détestent la chair. J’ajoute au passage que ceux qui croient, en ne consommant aucun produit animal, éviter toute violence envers les animaux, trahissent leur ignorance totale de l’agriculture, qui suppose un lutte soutenue contre quantité d’animaux. Mais passons.
Saint Augustin a défini la vertu comme un ordo amoris10, un ordre au sein duquel chaque objet reçoit le genre et le degré d’amour qui lui est approprié. C’est un tel genre et degré d’amour approprié envers les animaux que Péguy cherchait à saisir, lorsqu’il a écrit que « les hommes ont envers les animaux le devoir d’aînesse, parce que les animaux sont des âmes adolescentes11 ». Pareille formule indique ce que peut être, sur la nature, une domination hiérarchique, non despotique. Dans son examen de la pensée de Péguy, Hans Urs von Balthasar note que sa façon de considérer les animaux est plus importante qu’on ne le pense car, dit-il, « c’est à propos du règne animal qu’on peut toujours à nouveau juger si une philosophie est capable de comprendre, non seulement la matière et l’esprit, mais encore les formes de vie intermédiaires entre les deux12 ». Ces formes de vie intermédiaires avec lesquelles la modernité s’est montrée si inapte à composer. Dans son Encyclopédie, à l’article « Encyclopédie », Diderot a ces propos programmatiques : « L’homme est le terme unique d’où il faut partir et auquel il faut tout ramener. » Je ne voudrais pas me rendre coupable, vis- à-vis des Lumières, de la même ingratitude que celles-ci ont témoignée à leurs prédécesseurs. Cependant, recueillir leur héritage, cela veut aussi dire se rendre attentif à ce que les Lumières n’ont pas su penser correctement. Le monde est fait de relations, et c’est folie de penser que des relations équilibrées pourront s’établir en ne prenant en considération qu’un seul terme – le terme humain. Au fil du temps, le règne de l’homme engendre un déracinement général, prélude à un effondrement général. À la suite des paroles de Diderot que j’ai citées, le même ajoute : « Abstraction faite de mon existence et du bonheur de mes semblables, que m’importe le reste de la nature ? » Pour les raisons que j’ai essayé d’indiquer, il importe énormément.
1 Chant XV, v. 618-621.
2 Friedrich Nietzsche, « Introduction théorique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral » (1873), § 1, in Le Livre du philosophe. Études théorétiques, éd. bilingue, trad. Angèle K. Marietti, Aubier-Flammarion, 1969, p. 185 (nous soulignons).
3 La Sagesse du monde (1999), Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2002.
4 Aristote, Physique, livre II, 192b.
5 La Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Gallimard, coll. « Bibl. des sciences humaines », 1970, p. 320-321.
6 La Sagesse du monde, op. cit., p. 306.
7 Théogonie, v. 117.
8 Le Principe responsabilité (1979), trad. Jean Greisch, Flammarion, coll. « Champs », 1998, p. 31.
9 « Dépassement de la métaphysique », in Essais et Conférences (1954), trad. André Préau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 110.
10 La Cité de Dieu, XV, 22.
11 Marcel. Premier dialogue de la cité harmonieuse (1898), in Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, 3 vol., Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1987-1992, t. I, p. 56.
12 La Gloire et la Croix. II. Styles. Les aspects esthétiques de la Révélation, 2 vol., trad. Robert Givord et Hélène Bourboulon, Aubier, 1968-1972, t. II, « De saint Jean de la Croix à Péguy », p. 85, note 55.