Rémi Brague : « Libérer les intelligences européennes »
Le 23 février prochain à Paris, lors d’un colloque organisé par la fédération européenne One of Us et la Fondation Jérôme Lejeune, nous lançons avec plusieurs intellectuels européens une plateforme de réflexion, qui se donnera pour objectif de tirer au clair la conception de l’homme sur laquelle repose notre civilisation.
Il s’agit de « libérer les intelligences européennes ». On peut sentir un peu partout, en faveur de certaines idées, une terreur douce, discrète, mais d’autant plus efficace. Elle exclut par avance certaines questions, sacralise de prétendues « avancées » supposées irréversibles, livre les uns aux ricanements et à la culpabilisation et promeut la carrière des autres, répercute les idées reçues et tue par le silence celles qui s’en écartent.
Nous disons « libérer les intelligences ». Et non : donner libre cours aux passions. Et non : se laisser emporter par tous les fantasmes. Et non : se laisser envahir par des sentiments paralysants ou exaltés. Nous parlons des intelligences européennes : c’est en Europe que la terreur intellectuelle sévit, c’est là aussi qu’il nous faut œuvrer à la libération.
Notre tentative se replace dans l’héritage de tous ceux qui ont défendu la raison, la liberté et la dignité de tout homme. Quelques noms suffiront : saint Grégoire de Nysse qui, au IVe siècle, protesta contre l’esclavage ; le pape Innocent III qui, au XIIIe siècle, mit fin à l’ordalie ; les jésuites allemands qui, au XVIIe siècle, s’élevèrent contre les procès de sorcellerie et la torture ; plus tard, les enquêteurs qui décrivirent la misère ouvrière, les députés qui limitèrent le travail des enfants, les travailleurs qui se regroupèrent en syndicats.
Aujourd’hui, ce pour quoi nous nous engageons, la vie, la raison, la liberté, l’égale dignité de tout homme de sa conception à sa mort naturelle, pourrait passer pour des évidences. Peut-être y eut-il un temps où, ces principes étant paisiblement possédés, il fallait seulement les faire respecter. Cela se faisait souvent plutôt mal que bien. L’examen de conscience pour les fautes commises est une bonne chose, tant que celles de nos ancêtres ne nous cachent pas les nôtres. Quoi qu’il en soit du passé, nous vivons à une époque où il faut réaffirmer ces évidences.
Libérer les intelligences. Pour quoi faire ? Rien de particulier. La liberté est une fin en soi. Être libre, c’est pour chaque chose aller jusqu’au bout de ce qu’elle peut être. Les intelligences se libèrent pour faire ce pour quoi elles sont faites : la vérité, celle de toute personne, celle autour de laquelle on peut se rassembler dans la paix.
Nous ne défendons aucun groupe. Notre seul club est le genre humain. Nous ne défendons les intérêts de personne, et surtout pas les nôtres. Au contraire, nous cherchons à étendre la protection à ceux qui ne peuvent pas encore, ou ne pourront jamais, ou ne peuvent plus, faire valoir eux-mêmes leurs droits : les travailleurs exploités dans un système économique de libre-échange mondialisé, les embryons condamnés parce qu’ils ne sont pas l’objet d’un « projet parental », les grabataires réduits à leur inutilité et à leur coût, les femmes pauvres prêtes à louer leur ventre pour satisfaire le prétendu « droit à l’enfant » d’hommes riches.
Pourquoi prenons-nous la parole ? Nous n’avons pas choisi de nous sentir responsables de ce qui concerne tous les hommes, et en devoir de parler. Nous n’avons qu’une peur, c’est que la postérité nous accuse de non-assistance à civilisation en danger. Malheur à nous si nous nous taisons !
* Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, professeur émérite à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris-I), Rémi Brague est spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive. Auteur de nombreux ouvrages, il a notamment publié « Europe, la voie romaine » (Éditions Criterion, 1992, rééd. NRF, 1999) et « Le Règne de l’homme. Genèse et échec du projet moderne » (Gallimard, 2015).